Deux personnes sont en désaccord quand elles défendent des idées qui sont incompatibles. Il n’est pas toujours facile d’identifier l’objet exact d'un désaccord, et un désaccord apparent peut parfois disparaître une fois que les participant.es ont clarifié leurs idées.
Comment peut-on s’assurer que le désaccord n’est pas seulement verbal ? Un désaccord est verbal quand il n’y a pas de contradiction entre ce que les personnes pensent, mais qu’il y a une contradiction entre ce qu’elles disent. La manière dont elles expriment leurs idées les fait apparaître incompatibles alors que ce n’est pas le cas. Il y a donc un malentendu. Pour prendre un exemple extrême, si au cours d’une discussion quelqu’un affirme trouver Jean sympathique et quelqu’un d’autre lui répond qu’elle le trouve très antipathique, il y aurait un désaccord verbal si elles ne parlaient pas de la même personne.
Quand un désaccord est verbal, il est important de l’identifier au plus vite pour ne pas perdre de temps et éviter les frustrations. Dans la plupart des cas, le débat peut s’arrêter une fois établi que le désaccord est verbal. Toutefois, s’il provient de l’utilisation de définitions différentes d’un même terme, il peut encore y avoir un désaccord sur la meilleure définition du terme, chaque participant.e défendant sa définition comme étant la meilleure. Il y a alors un débat définitionnel. Ce genre de débat n’est pas insignifiant, car la manière dont on définit les mots a parfois des enjeux éthiques et politiques importants (pensez à des mots comme « racisme », « indécent », ou « censure »). Définir et redéfinir des mots est loin d’être anodin.
Pour éviter les désaccords verbaux et progresser dans le débat, il faut s’efforcer de bien définir les termes que l’on emploie, mais aussi de repérer les ambiguïtés possibles, quand les propos peuvent recevoir plusieurs interprétations différentes.
Plus les idées que l’on veut exprimer sont complexes, plus elles peuvent être ambiguës et faire l’objet de diverses interprétations, et donc plus le risque de désaccord verbal est grand. Par exemple, si l’on n’est pas d’accord sur la quantité totale d’électricité produite au Sénégal en 2020, l’objet de notre désaccord est plutôt simple. On comprend facilement ce qu’il signifie et ce qui permettrait de déterminer qui de nous a raison, au moins en principe. Ça ne veut pas dire qu’il est facile de vérifier effectivement qui a raison, car il se peut que l’information ne soit pas aisément disponible. Mais dans tous les cas, l’objet du désaccord est clair.
Considérez maintenant les affirmations suivantes : « on en fait trop pour le climat » ; « le degré de corruption des élites françaises est intolérable » ; « le nucléaire n’est pas une énergie d’avenir » ; « le néolibéralisme s’est inéluctablement imposé en Europe ». Ce sont des affirmations nettement moins évidentes à cerner, qui peuvent être sujettes à de multiples interprétations. Concentrons-nous sur la dernière : à quel moment le néolibéralisme se serait-il imposé ? En quoi serait-ce un mouvement « inéluctable » ? Même le concept de néolibéralisme a de nombreuses définitions. Pour s’assurer que tout le monde comprend de la même façon l’objet du débat, il faudra sûrement passer du temps à le clarifier.
Pour clarifier l’objet d’un désaccord, il faut l’analyser et le décomposer. Plus l’idée débattue est complexe, plus il sera important de le faire. Pour cela, il faut s’efforcer d’identifier les différentes interprétations possibles de l’énoncé et de définir les mots complexes par des mots plus simples.
Dans le cas de l’affirmation « le néolibéralisme s’est inéluctablement imposé en Europe », le mot « inéluctable » peut être interprété comme « continu », « progressif », mais aussi comme « qui ne pouvait pas être empêché ». Et vous avez peut-être en tête d’autres interprétations encore ! Quand nous avons évoqué ici les concepts qui mélangent les aspects factuels et normatifs (les « thick concepts » en anglais), nous avons aussi insisté sur l’importance de les décomposer en séparant les deux aspects. Dans notre exemple, la notion de néolibéralisme est peut-être considérée par certain.e.s participant.e.s comme seulement descriptive et par d’autres comme étant connotée négativement, ce qui peut générer des quiproquos.
En décomposant et en analysant de la sorte l’affirmation qui fait débat, on peut souvent mettre au jour des hypothèses cachées ou d’autres idées qui enrichissent la réflexion des participant.e.s. Analyser permet donc de mettre en évidence la complexité cachée des idées. Par exemple, si les participant.e.s se mettent d’accord pour comprendre « inéluctable » comme « qui ne pouvait pas être empêché », on peut alors s’interroger : quelles sont les entités ou les personnes qui ne pouvaient pas empêcher le développement du néolibéralisme ?
Quand il s’agit de clarifier des affirmations ou des concepts factuels, une manière utile de les décomposer est d’identifier ce qu’elles impliquent concrètement, c’est-à-dire les observations qui corroboreraient ou qui infirmeraient ces affirmations. Dans le cas de « le néolibéralisme s’est inéluctablement imposé en Europe », on peut se demander à quelles observations on devrait s’attendre si cette affirmation était vraie : peut-être une diminution dans le temps du budget de l’État, la privatisation progressive des entreprises publiques, une augmentation des inégalités de revenu ou de patrimoine, etc.
En procédant de cette manière, on remplace ainsi des énoncés complexes et souvent abstraits par des affirmations plus simples et vérifiables. C’est ce que l’on appelle l’opérationnalisation. Il s’agit d’une étape importante dans la démarche scientifique quand on veut confronter une théorie scientifique aux faits.
Il n’est pas rare d’utiliser des mots ou des expressions qui viennent nuancer et modérer nos affirmations, comme « beaucoup », « très », « trop » ou « peu », comme dans « les inégalités ont beaucoup augmenté ces dix dernières années ». Cela peut créer des malentendus dans un débat et donner lieu à des désaccords verbaux, car ces expressions sont relatives, elles ne peuvent pas être comprises en l’absence d’un point de référence. Or ce point de référence peut varier selon les gens. Ce qui apparaîtra comme une « forte » augmentation des inégalités pour quelqu’un peut ne pas l’être pour quelqu’un d’autre. En explicitant ce point de référence, il est plus facile de progresser dans un débat. Par exemple, on pourrait se focaliser sur l’idée que les inégalités ont davantage augmenté ces dix dernières années que pendant la décennie précédente.
En s’entraînant à analyser des objets de désaccord, on constate généralement que de nombreux débats n’ont pas un objet qui est bien posé, et qu’on peut facilement faire des progrès en évitant de complexifier inutilement des objets de désaccord.